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Yannis SANCHEZ

Six heures du matin

Six heures du matin, le réveil se déchaîne
Et c'est depuis deux ans le même rituel ;
J'ouvre à peine les yeux, d'un geste habituel,
J'éteins ce fou qui hurle et me rend incertaine.
Ma tête est encor lourde et mon esprit brumeux,
Ma respiration est encor hésitante
Et j'ai dans la poitrine une masse oppressante,
Une sorte de poids angoissant, nuageux.
Six heures du matin, l'hiver est difficile
Et l'horloge m'a mis son cadran assoiffé
En face de la table où je bois mon café :
Je le fixe, je pense et je reste immobile...
Je pense à cette époque où sur le bord de mer,
Mon frère et moi faisions de grands châteaux de sable,
Je pense à mon école, à mon petit cartable,
A notre appartement qui nous était si cher !
Je pense à mon enfance et je pense à mon père
Qui nous a laissés seuls du jour au lendemain ;
Le divorce, l'huissier, son travail inhumain,
Aux meubles qui s'en vont, aux larmes de ma mère.
Ma mère qui parvint à trouver un logis
Pour vivre dignement seule avec ses deux gosses,
Le secours populaire et les hivers précoces :
Il fallait éviter de faire du gâchis !
Je pense à mes amours de jeune adolescente,
A ma première fête, à mon premier baiser,
A ces halos de sang venus se déposer
En cercle sur mes draps par une nuit tremblante.
Je pense à nos secrets de filles, aux garçons
Qui nous draguaient toujours en nous contant fleurette
Au bahut, où chacun fumait sa cigarette
Au moment de la pause à côté des buissons.
Je pense à ce fameux printemps, en terminale,
Quand nous étions devant les résultats du bac ;
L'attente, le tableau, le cœur qui bat, le trac,
Et notre cri de joie à l'annonce finale !
Après, j'étais quasi certaine d'avancer,
Après je désirais poursuivre mes études,
Mais moi je n'avais pas, car ces temps-là sont rudes,
Les moyens de survivre et de les financer...
Et je pense à ce jour où calme et résignée,
Je suis venue ouvrir, dans le quartier voisin,
La porte d'un bureau de ce grand magasin ;
Mon sentiment amer en serrant la poignée...
Je reprends mes esprits ; les deux doigts du cadran
Ont à peine changé leur misère de place,
Le vent souffle dehors et brandit sa menace,
L'hiver sera toujours un terrible tyran !
Mon café, presque froid, dans son œillet trop sombre,
Comme un rêve qui meurt, a l'air de vaciller,
Comme ma vie aussi quand je vais travailler
Et que les souvenirs me suivent comme une ombre !
Je vais prendre mon poste et je ne dirai rien,
Les clients me verront aimable et souriante,
Je rêverai toujours la vie étudiante,
Et ce rêve demeure un fragile soutien.
On ignore mon nom ; de derrière ma caisse,
D'où je ne peux plus voir la lumière du jour,
Je me surprends parfois à songer à l'amour
Et tombe dans l'oubli quand le rideau se baisse !