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Véronique PEDRERO

Fragments de voyages

Les couleurs s'étiolent
Noires les têtes des soleils
Bruns les épis de blé
Taris les colzas

Les éclats d'insectes sur le pare-brise tracent les vies fauchées en plein vol
Les tracteurs retroussent les champs endeuillés de l'été effeuillé
La page des mois embués de chaleur tourne ses ailes
Les araires rouillent sur les pelouses tandis que le ligne TGV fait silence

Des panneaux écrits à la main proposent des douceurs, des fruits et des légumes
On pourra, si on s'arrête, les poser sur la langue
Les champs épuisés ne réclament plus d'eau
Les grands bras de métal ne battent plus l'air pour jeter leur grenaille
Les vignes dégringolent l'échelle des collines coiffées à crans

Le soleil allonge ses pattes au-dessus des vagues en sous-pentes
C'est un friselis de traces d'anges

La mouche s'agace
La mouche m'agace
Elle cherche à atterrir
Sur un coin de ma peau
Si elle sort son train
Elle recevra une claque

Le vent remue la campagne

Sur le pare-brise sale
Blessée, assommée
Une abeille est venue s'écraser
Je l'ai vue battre des ailes, un instant
Puis flancher avant de disparaître sous le capot

Tiens, un arc-en-ciel
Je ne le voyais pas
Ses couleurs sont pâles
Comme s'il n'osait pas
Se montrer grandeur nature

La marchande de pommes guette les ralentis qui lui vaudront peut-être la visite d'un gourmand
Qui cherchera à croquer la vie à pleines dents

Les têtes chauves des montagnes se teintent au soleil couchant
On dirait des tonsures de moines
Groupées autour d'une prière
Sous la voûte de l'arc-en-ciel

Un héron tire un trait de vol vers l'ouest

Les panaches de fumée dressent leurs têtes
Les gens, eux, se courbent, se penchent, se concentrent sur leurs écrans, leurs livres, leurs devoirs

Un bébé gigote des jambes qui côtoient des vélos, des roulettes, des trottinettes
Il y a des jambes croisées ou posées côte à côte, bien sages

Chacun transporte sa journée à peine démarrée
Chacun y prend place, chacun dans son monde
Les montagnes aussi : d'un côté le soleil lèche des parois, de l'autre un mont tassé dans l'ombre, soucieux de rester en sommeil

Seuls les fumeurs parlent à visage découvert
Les écrans sont en mode éveil, les humains en mode veille, beaucoup en symbiose avec leur écran plat

Plus tard, le soleil s'est enfin décidé à réveiller les paysages
Il s'étale sur la plaine, sans retenue
Comme c'est l'automne, il ne chauffe pas fort

Le train grince
On croirait entendre un âne braire

Les panaches de brumes s'accrochent aux basques paysagères
Des bêtes sont restées au pré, dans l'humidité de la rosée
Un cheval, flanqué d'un cavalier casqué, tourne nonchalamment autour d'une piste
Le fumet de la terre sort des mottes
Les perles de rosée scintillent
Le soleil me frappe l'iris

Les voitures, on diraient des fourmis qui s'activent
Il en vient toujours de nouvelles
Peut-être qu'on est sur el dos d'une fourmilière

Je n'entends pas ce qu'il entend, le jeune gars au casque, devant moi
Il dodeline de la tête
J'imagine que la musique se balance entre ses deux oreilles
Le garçon noir a un casque noir, aussi, et peut-être de la musique de couleurs dans sa tête

Des cuves, des nuages, des containers
Le train traverse la zone de services à laquelle s'accrochent des jardins potagers
Il avale les paysages, les prés, les cultures, le ciel aussi, bleu pâle, les vaches à taches brunes
La brume vole ce qu'on pourrait voir si elle n'était pas là
Elle prend toute la place, capture le regard
La voie court le long du mur
La saison se dissimule
J'ai l'oeil ouvert sur l'écran de la vitre qui me fixe
Les dormeurs, eux, ont l'oeil fermé, pour mieux se laisser porter par la torpeur du voyage
Je vois les stries occasionnées par le passage des tracteurs
Puis le paysage s'aplatit, avec ses haies pour séparer les champs et des maisons à vieilleries, des bosquets tout serrés, des étangs tout petits
Chez moi, on aurait dit boutasses

Le brouillard serre ses manches

Une rotonde adossée à un hangar de bois, au bout d'une avenue de rails où les touffes d'herbes malingres végètent entre les traverses

Un moineau en escapade dans la gare
Des notes sur un piano
Alléluia
Dans le gare, juste des notes en noir et blanc et des mains qui baladent leurs phalanges
Une note insiste et se duplique

Le gris fait comme un sourire

Une alarme, un train qui passe

Le gris s'écharde

Je tourne la clef dans la serrure
Encore une fois
Jusqu'à mon retour à la prochaine
Et la route s'enfile sous les roues
L'eau se déverse à l'horizontale et à la verticale
Tracés de croix
Le soleil fait son rond et troue le gris gratté de bleu
Les bitume crache ses évents

Le train est hors d'attente
C'est une salle mobile qui attend que les portes se ferment
J'attends le départ
Différé
Pour quelques minutes
Que recouvre le terme "quelques" ? Je l'ignore
Le plusieurs, c'est sûr
Mais au-delà ... ?

Je peins donc

Les dames de fer nous regardent passer
Irréprochables dans leur habit d'argent
Un camion jaune, des champs beurrés
L'automne a des ourlets d'or
Les dos des bovins parsèment le paysage
Un tracteur aux roues orangées précède un cimetière de voitures oubliées
Un camion jaune, des champs beurrés
L'automne a des ourlets d'or
Les dos des bovins parsèment le paysage
Un tracteur aux roues orangées précède un cimetière de voitures oubliées

Images enfilées sur le fil des rails

Le train a pris du retard à moins que ce ne soit le retard qui ait pris le train
Il file sa course contre la montre
Le loco en tête des bagages

Une valise verte
Pomme ou grenouille ?

Je peins les avancées du soir
Leurs ombres et le soleil rasant

La clarté est comme le temps
Elle ne pourra pas se rattraper
Elle s'estompe inéluctablement
Je ne la vois pas s'enfuir
Mais s'enfoncer
En triangles et carrés
Par tranches découpées

Au milieu du champ
Deux souches abandonnées
Comme les carcasses de voiture
Tout à l'heure

La fille aux bras tatoués a les yeux en virevolte permanente
Son regard papillonne pour en rien oublier
Des choses à faire
Des objets à débarrasser
Qui dirait que c'est une yogi woman ?

Un homme avec un chariot à tirer
Un bedon à l'avant
Une barbe à peine masquée
Les épaules tirées vers le trottoir
Aller
Retour

Avant, dans un temps qui n'est plus celui de maintenant
Les gens se parlaient
Aujourd'hui, le dragon ne crache plus ni buée ni colère
Il va d'un point à un autre
Déterminé
Sans tergiversations encombrantes
Sans faire de digression permanente
L'heure est à l'efficacité

Avant, parfois, on ne savait pas où s'asseoir
Il arrivait qu'on se retrouve vers la soute à bagages
Qu'on s'asseye sur sa valise
On était serrés comme des anchois ou des sardines
On n'avait pas le choix
Ça ne faisait pas toujours rigoler
Pas sûr qu'aujourd'hui on se marre d'avantage

Il y a les lumières des réverbères
Les lumières de l'avion qui descend sur la piste
Les lampes de la nuit qui s'éclairent
Et les écrans en assemblée silencieuse
Sagement posés les unes à côté des autres
Ils ne demandent rien à personne

C'est à peine si on se dit bonjour

Ça y est : le noir a conquis le monde, il a déversé sa suie
On ne voit plus rien
Un sifflement, on entend
Rien d'autre
Qui trace l'invisible
Le train trace l'espace, le vide du temps traversé

On rentre dans le gueule de la nuit comme dans un four
Sur une langue sans frein

Des doigts, des touches, sans piano
Nous suivons la ligne de flottaison des rames

La femme aux cheveux blonds cendrés griffonne
Des chiffres ?
Des mots ?
Je l'ignore
Ce qui est sûr, c'est que ce ne sont pas des phrases, ou alors elles sont très courtes

Une enfant chante
Elle fredonne la vie, belle
Charnues de surprises

J'entends un piano chanter
Au-dessus de ma tête
Dans le hall de gare
J'ignorais qu'il y avait un clavier dans cette gare-là

Le long des voies, des amalgames infâmes
Roues crevées, carcasses de vélos, plaques de béton et bouteilles plastique
Accumulation de déchets qui côtoient palissades et murs décrépis
De l'autre côté, ce lui que je ne vois pas, des façades
Je suis à l'arrière du voir auquel mieux vaut ne pas prêter attention
Et pourtant, comment ne pas voir ?

Le piano tambourine à mes oreilles
Notes isolées, répétées, martelées
Cacophonie
Ambiance hall de gare

Têtes baissées
Chacun dans son monde hermétique
On parle à son oreillette
On ne parle plus à son voisin
On ne lui prête pas regard

Amas de chairs posés, des valises à la place des vivants
Roulettes immobiles sur l'assise

Le chat s'allonge sous le siège
Là où la chaleur l'invite
Douce torpeur
Langoureuse flemme dans laquelle il se roule
Boule de poils reposée

Des marées céréalières
Des cornues châtaignes en découpe sur l'émeraude distillent le calme