Vos
poèmes

Poésie Française : 1 er site français de poésie

Vos<br>poemes
Offrir
ce poème

Philippe MARTINEAU

Uranus (version 64 vers)

C’est quand je ferme l’œil que je te vois de près,
toi qui vogues sans lune au-delà de l’Espace.
Ton champ de gravité métamorphose en grès
tout rayon lumineux et l’agrège à ta face.

Chaque deuil épaissit ton gisement d’engrais,
car ce qui gît en toi n’est autre que la masse
des âmes que je pleure et qui n’ont plus de traits.
Chaque larme épaissit ta calotte de glace.

Celui qui, cendre au pied, s’immole pour de vrai
augmentera d’un cran le fond de tes crevasses
et la teneur en âme de ton minerai.
Car nul ne peut mourir sans te laisser de traces.

Ton corps s’appesantit de ce qui disparaît
et chacun de mes deuils décuple ta surface.
Le songe aussi, parfois, succombe à ton attrait :
ainsi mon propre rêve en fin de nuit s’efface.

Souviens-toi du lépreux dont la vie empirait
et qui m’a demandé que je l’en délivrasse.
J’ai depuis secoué sa cendre et son portrait,
mais en vain, tant son âme est prise dans ta glace.

Quant à tous les vivants, dois-je les tenir prêts
à craindre le milieu de ta ronde vorace ?
D’autant qu'à chaque tour tu gravites plus près
et projettes sur eux une ombre de rapace.

Où que frappe ta proue un abîme paraît,
alors que pour autrui tu n’es qu’un point qui passe.
Quand le vent qui te meut tout à coup disparaît
et te laisse au début d’une orbite plus basse.

Ta voilure se penche au moment de l’arrêt,
comme si tu voulais que ce linceul enlace
et prenne pour époux les mâts de ma forêt…
Est-ce moi qui délire ou toi qui me fais face ?

Quand un archet te fend de l’ubac à l’adret
et révèle au silence un ré de contrebasse,
quand l’unique horizon ressemble au couperet
et tranche autour de moi chaque épi qui dépasse,

quand l’unique horizon devient l’un de tes traits
et que la Lune enceinte attend que tu la casses,
est-ce moi qui délire ou toi qui fais exprès ?
Mais à quoi bon crier du haut de mes échasses ?

Sans doute que le ciel, qu’il soit ou non concret,
devra céder sa foudre à ta grande Jorasse,
ses parfums de printemps à ton flair indiscret
et ses teintes d’automne à ton tableau de chasse.

Quant à tous les oiseaux que l’azur attirait,
tu les rends si pesants et leur aile, si lasse
qu’ils perdent tout espoir de vaincre ton attrait
et s’ajoutent aux clous qui ferment ta cuirasse.

Tu viens de dérober à l’onde mon portrait
tandis que le miroir vient de perdre ma face.
Tu viens de dérober tout ce que j’ai d’abstrait
et, sous l’onde ou le tain, ton double me remplace.

Que ne rends-tu leurs sens à ceux que j’adorais
et comment ne plus rien te céder de ma race ?
Mais quoique je t’implore en pliant les jarrets,
ton unique réponse est l’écho d’une impasse.

Le lac et les roseaux désertent le marais
et la source à présent pleure au fond de ta nasse.
Le vent de mes moulins s’éprend de tes agrès
et la pluie elle-aussi m’abandonne et t’embrasse.

Je vois que tout autour le Monde disparaît
et que je reste seul au milieu de la place.
Suis-je déjà l’enfant de ton ventre secret,
moi qui n’existe plus hors de ta carapace ?