Quand je vois une scène
Quand je vois une scène, amis il faut me croire
Je sens mon coeur vibrer, j'ai les larmes aux yeux,
Je suis tel l'assoiffé à qui l'on donne à boire
Et me voilà joyeux !
Quand je vois une scène encor toute dans l'ombre,
Déserte et sans décors, il me vient le désir
De la peupler de mots, de chants, d'êtres sans nombre
Qui riraient de plaisir !
Illuminer ce lieu, en faire tout un monde,
Y mettre les amours, les drames, les grandeurs,
Les fleurs et les oiseaux, les tempêtes qui grondent,
Le pauvre et l'empereur !
Réinventer ici la vie et ses délices
Y dénoncer le crime, y chanter la bonté,
Dire les trahisons ou bien les sacrifices,
L'esclave ou l'indompté.
Quand je vois une scène, amis, je vous le jure,
Je veux la parcourir et y dire des vers
J'y veux être Hernani ou Ruy Blas, l'âme pure
Combattant les revers !
Faire s'énamourer le roi et la soubrette,
Faire choir le tyran et triompher le droit.
Pour remuer un peu l'esprit, en chaque tête,
Faire éprouver l'effroi !
Montrer le fastueux, la soie et la dentelle
Mais aussi la géhenne et les combats hideux.
Donner du sens à tout pour que tout interpelle,
Que tout frappe les yeux !
Faire vivre à nouveau les grands et les sans grade,
Laver l'honneur d'un être à tort discrédité ;
Montrer que le mensonge avili et dégrade.
Chercher la vérité.
Montrer au spectateur masques et pastorales,
Grands faits historiques, procès, bals et banquets,
Amoureux souriants, amoureux au front pâle,
épines et bouquets.
Peindre l'amant transi, le fou, le philosophe,
Les faire se parler, s'aimer ou s'abhorrer ;
Les mener au bonheur ou à la catastrophe,
Joyeux ou éplorés.
Bâtir, bâtir encor pour louer ou maudire,
Pour célébrer la vie aux savoureux instants,
Pour crier devant tous ce qu'on n'osait pas dire,
Pour graver le moment !
Une scène est un temple où s'incarne le Verbe,
Où l'on peut inventer l'impossible, à loisir,
Tel Faust qui de vieillard se change en jeune imberbe,
Pour notre seul plaisir !
