La Croisière de l'Oubli. 11. Le lieutenant d'Almeria
Dans les rues bruyantes et étroites, à quelques mètres de moi, Un homme tire un âne qui porte des paniers pleins ; Les murs beiges renvoient la lumière, Les pavés sont brûlants. Je rôtis lentement.
Dans l’ombre d’un portail, Assis sur des chaises en osier, Deux vieillards discutent en agitant les mains : Ils rient sans doute des étrangers à la délicate chair rose, Promenant leurs costumes d’été et leurs chapeaux blancs, En suant, en soufflant, et en s’épongeant le front Avec un mouchoir brodé à leurs initiales.
Je passe devant la maison D’un ancien lieutenant d’infanterie qui, m’a-t-on dit, N’est plus sorti de chez lui depuis cinq ans au moins. Quand les voisins demandent à ses gens de maison Ce qu’a leur maître, Ils répondent qu’il a voué sa vie à la méditation Et au recueillement.
Sur la place, autour de la fontaine, Certains disent qu’il a ramené d’Amérique du Sud Une horrible maladie qui lui ronge les chairs du visage. Pour le laitier, il craint une vengeance d’une secte Que son régiment a massacrée ; D’autres affirment qu’il a perdu la raison, Après qu’une belle argentine ait rompu leurs fiançailles, S’adonnant sans mesure aux drogues indiennes.
On peut l’entendre jouer du piano en été, à travers les jalousies protectrices - nocturne de Chopin - ; Il ne sort qu’après le repas du soir, Dans son orangeraie, Afin de fumer un cigare dans l’allée abritée. Mais, il est si loin, et il fait si sombre, Qu’on ne peut savoir, même en grimpant Sur les hauts murs entourant la propriété.
Le parfum enivrant des mystères Est l’aiguillon suprême contre l’ennui Des jours sans charmes.