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Jean-Michel BOLLET

Octavie

« Prends une chaise et ne reste don’ pas debout ! »
Je m’assieds et pose les coudes sur la table.
« T’as été sage ? Tu t’es pas conduit comme un diable ? »
Oui ! (Madame parle pire qu'un marabout)

J’aime bien ma voisine : elle est couturière.
Son visage rempli de joues est abaissé
Sur le froc bleu marine un moment délaissé ;
Sa main agile ne se laisse pas distraire.

Un dé couvrant le doigt boudiné mais habile,
Pousse la fine aiguille au chas fin et enfile
Avec précision le fil long dans le bouton
A coudre au petit coin étroit du pantalon.

Le chat Miki, saute, malpoli, sur ma cuisse,
S’étire et plante ses griffes sur mon genou,
Ronronne et ondule, ce sapristi minou
Sous la caresse qui glisse sur son poil lisse.

Le balancier en or de l’horloge comtoise
Se déplaçant dans un large mouvement lent
Avec sa lourde masse et sans prendre d’élan
Semble nous saluer d’une façon courtoise.

L’arôme se libère de la cafetière
Qui gémit sur la plaque de la cuisinière ;
Je savoure l’extase qui passe au moment
Où je me trouve aussi bien que chez ma maman.

« Alors, à quoi tu penses, t’as l’air bien rêveur ? »
Deux pauvres abandons, un enfant, une vieille
S’offrent par la grâce du don… Quelle merveille !
S’écoule dans mon cœur un fruit plein de saveur.

Trempé dans le café, le biscuit ramolli
Est réduit en bouillie par la gencive rose
Et quatre dents noires pendant qu’Octavie cause
De ce garçon croisé qu’elle trouva joli.

« Tu me regardes ; tu me trouves vieille et moche… »
Madame soliloque et je mets dans sa poche
Ma langue qui allait dire une énormité :
« Ce qui me plaît en vous, c’est votre infirmité ».

J’en connais des belles qui ont les cheveux bleus,
Boivent du thé au lait et vouvoient le Bon Dieu.
Quand on les embrasse, leur joue molle est sucrée ;
De la poudre est cachée dans leur boîte nacrée.

*****

La mienne, c’est pas comme les autres. Chez elle, ça sent le café,
Le pain d’épices, la soupe à l’oseille et le chien mouillé.
Pliée en deux, elle souffle et se dandine quand elle va à la cuisinière ;
L’œil obligatoire, se porte sans le vouloir, sur son énorme derrière.

« Ca va ta maman, toujours dans cette fichue usine qui la mine ? »
Ben oui, c’est un sacré boulot qu’elle fait avec ses copines.
Elle lave les boyaux de porc avec un mélange de sel et d’eau
Qui seront remplis de la fameuse chair à saucisse de Morteau.

Octavie a réuni joues, cou et menton en un seul morceau,
Portrait singulier d’un artiste méconnu, magicien du pinceau.
Elle a décoré ses lobes d’oreilles d’un anneau minuscule
Et plaqué dans ses cheveux gris filasse une barrette majuscule.

Le taudis s’assombrit par le dehors qui s’obscurcit et enveloppe
Une esquisse d’arbres indéfinis aux contours interlopes.
Une faible clarté tente de passer à travers les rideaux fatigués
Tombant sur l’unique et misérable fenêtre au bois gris écaillé.

Faut que j’rentre, ma maman m’attend. Elle broie toujours du noir.
« Reste encore un peu, il est 6h. T’as l’temps ! T’as fait tes devoirs ? »
Oui, mais faut qu’j’apprenne ma récite, c’est le dernier soir.
Si le maître m’interroge demain, j’ai intérêt à la savoir.

« Bon, tu diras bien des choses à ta maman. Tiens, prends un bonbon.
Celui-là, le jaune, il est bon, c’est un acidulé au citron. »
Je plonge ma main dans la boîte en fer et en retire un à la réglisse.
Les acidulés y me piquent les joues, pas comme les fourrés au cassis.

« Il est au citron celui-là ? T’en fais qu’à ta tête. Allez, au revoir.
C’est vrai qu’il fait déjà noir. Tu reviendras me voir ? »
Elle essuie du mouillé sous chaque œil avec un coin de mouchoir.
Je me lève. Le chat bondit et gagne, sans crier gare, son territoire,
La cuisinière brûlante, près de laquelle il se blottit chaque soir.

Je sors et dévale à toute allure les escaliers de bois en colimaçon
En promenant ma main sur la balustrade en chêne lustré
Aux pieds en fer forgé. Il fait nuit. J’ai le cœur un peu serré.
J’imagine Octavie endormie sous son gros édredon.

Et je chante :

Octavie, oh ! Qu’ta vie est jolie, je t’envie
D’être là, simplement, avec ton petit chat
Sans jamais que ta vie un instant ne dévie
Du chemin bien loin de l’affreux pouvoir d’achat.