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François Olègue

Savez-vous, docteur, ce que c’est que d’être ivre de joie ?...

Savez-vous, docteur, ce que c’est que d’être ivre de joie ?
C’est le soleil qui se roule dans le creux de vos mains,
c’est la musique bariolée des sphères que vous buvez à grands traits,
c’est l’orgueil du Fénix qui jaillit, rajeuni, des cendres de son bûcher.
Ce fut une seule fois dans ma vie que la joie m’enivra.
Ce fut lorsque j’allais fêter mes huit ans...
ce fut quand ma mère acheta
une vingtaine de soldats de plomb à la foire
et qu’elle m’en fit cadeau.
Je jouerais avec eux pendant deux ou trois ans de suite ;
je serais, en même temps, Jules César, Gengis Khan et Napoléon ;
luttant contre nombre de malfaiteurs,
mon armée n’essuierait nulle défaite.
Toute une vie s’écoula sans être aperçue.
Je les conservai, empilés dans leur boîte en carton,
jusqu’au jour où l’idée me vint de les repasser
à mon petit neveu Daniel
qui allait bientôt célébrer ses huit ans.
« Peut-être va-t-il se griser de joie, lui aussi,
pensai-je naïvement.
La perspective d’être Jules César, Gengis Khan et Napoléon à la fois
lui plaira à coup sûr ! »
Mon neveu s’en montra fort déçu.
« La guerre est terrible, tonton, me dit-il, l’air adulte.
Combien de gens est-ce qu’ils ont tués, tes soldats ? »
Je ne pris même pas la peine d’objecter
que les jeux virtuels dont il abusait
n’étaient pas moins violents que mes humbles troupes
et qu’ils gâteraient à la longue sa vue :
dans un monde où l’insaisissable tient lieu
de ce qu’on peut toucher, manier, casser, réparer,
mes propos n’eussent été que des homélies d’un vieux con.
De ce fait, mes soldats retournèrent dans leur boîte en carton,
mon neveu Daniel fut voué à ne jamais boire à sa soif,
et le sang impalpable,
versé de l’autre côté de l’écran,
se changea en jus de raisin.